vendredi, août 8 2014

Un classement des sites de jeux vidéo basé sur Alexa, sérieusement ?

J’y peux rien, j’ai toujours adoré les classements, surtout quand ils sont foireux. Il y a quelques années, c’était les blogs influents, mais la mode est passée. Alors place au « classement des sites Internet dédiés aux actualités du jeu vidéo » et à cette fumisterie de ranking Alexa. Sa quasi-totale absence de pertinence est admise depuis des lustres mais il semblerait que tout le monde ne l’ait pas encore bien compris.

De quoi-t-est-ce qu’on cause ici ? Depuis quelques années, le site Agence Française du Jeu Vidéo (afjv.fr) édite un classement mensuel des sites Web média ou communautaires traitant de jeux vidéo. Ce classement est soi-disant réalisé en fonction « du nombre de visiteurs uniques et du nombre de pages vues par chaque visiteur » sur chacun des sites étudiés.

Un tel palmarès ne sert pas que les egos : il est susceptible de servir d’outils aux professionnels du secteur, pour jauger la puissance respective des différents médias avec lesquels ils pourraient travailler. Quand je dis « travailler », c’est à prendre au sens large : d’un éventuel partenariat autour d’un salon aux relations presse… en passant par le sujet, crucial, des investissements publicitaires.

Qu’on soit journaliste, éditeur, professionnel du secteur, annonceur ou même simple lecteur, on a besoin de pouvoir évaluer la puissance relative des médias qu’on consulte. Classer des sites en fonction de leur audience revient donc à rendre un service utile, particulièrement lorsqu’on évolue dans une niche comme le jeu vidéo. Encore faut-il le faire correctement…

Pour son classement, l’AFJV fait appel à un truc que je croyais plus ou moins mort et enterré depuis des années, le tristement célèbre classement Alexa.

afjvtweet.jpg

Alexa ?

Alexa est une boîte un peu bizarre, rachetée très tôt par Amazon sur la base d’une promesse ambitieuse : créer un moteur de recherche intelligent, pensé comme le croisement entre un gigantesque annuaire de sites et la remontée d’informations émanant de la navigation des internautes. Ces espoirs ont rapidement été déçus, conduisant Alexa à recentrer ses activités sur l’analytics, autrement dit la de l’audience Web.

En tête de gondole de ses offres B2B, Alexa propose un outil qui permet d’interroger sa base de données pour obtenir le « rank » d’un site Web, au niveau mondial et dans son pays. Dans sa version gratuite, Alexa ne donne pas de données absolues (nombre de visiteurs uniques par exemple), mais permet de consulter une audience relative : ce fameux rank, soit la position à laquelle se place le site dans un classement général du Web.

Google.com y est le premier site au monde, suivi par Facebook.com. Clubic.com, lui, y est présenté comme le 1795e site mondial, et le 80e au niveau français. Mon blog, pas alimenté depuis quatre ans, est situé aux alentours de la position 6,5 millions, ce qui pourrait me contrarier si l’outil d’Alexa tenait la route.

On en arrive au fond du problème : la façon dont sont mesurées ces soi-disant audiences. Alexa distribue une barre d’outils (toolbar) pour navigateur. Celle-ci ne rend pas vraiment de fiers services à l’internaute, à part lui afficher le rank des sites visités. Elle permet en revanche à Alexa de collecter des informations liées à la navigation, qui alimenteront ensuite la machine à ranking.

Jusqu’ici tout va bien ? Après tout, on agrège des données à partir d’un échantillon de la population pour établir un classement : faute de qualification, la donnée n’a pas énormément de valeur, mais la logique tient la route. Du moins jusqu’à ce qu’on prenne en compte deux phénomènes.

Le premier, qui passe encore, c’est que la barre Alexa est peu utilisée par les internautes français. Elle est en effet pour l’essentiel distribuée sous forme d’ajout non désiré dans certains installeurs de logiciels (les petites cases à la con que vous devriez ne jamais cocher) et on voit mal pourquoi un internaute lambda irait l’installer spontanément. Niveau représentativité, on peut sans doute mieux faire.

Le second, nettement plus gênant, c’est qu’on peut très facilement tricher pour monter dans ce classement. La barre Alexa ne pondère en effet pas les usages extrêmes : payez des mecs pour surfer toute la journée sur votre site avec cet outil activé et vous allez mécaniquement grimper dans le classement. Si vous n’avez personne à exploiter, vous pouvez aussi simplement automatiser ça à l’aide d’un bon vieux javascript, ça ne vous coûtera qu’un peu de bande passante. Vous avez aussi des boîtes qui moyennant quelques dollars, peuvent faire tourner ces scripts pour vous.

C’est encore plus facile que d’acheter des faux fans Facebook et d’après les témoignages trouvés sur les forums spécialisés en référencement, il faut vraiment, mais alors vraiment, tricher comme un goret pour qu’un voyant d’alerte s’allume du côté d’Alexa. On trouve aisément des dizaines de discussions en ligne consacrées à la triche au ranking, avec de nombreux témoignages édifiants.

Mais alors, comment qu’on les classe ces foutus sites ?

C’est une bonne question. Chaque éditeur dispose de ses propres outils de mesure d’audience (Google Analytics par exemple), mais on ne peut se baser sur du déclaratif pour établir un classement : il faut que le travail soit fait par un tiers, qui va les « certifier ». En France, ce travail est notamment fait par Médiamétrie, en partenariat avec Nielsen Netratings. Ils travaillent sur la base d’un panel qualifié d’internautes, censément représentatif de la population, à partir duquel sont extrapolées des statistiques plus « globales », recoupées avec des mesures réalisées en site centric, soit directement sur le site de certains éditeurs.

La méthode n’est pas parfaite, loin de là, puisqu’une extrapolation, même « scientifique », ne vaudra jamais une mesure point à point. Médiamétrie n'est d'ailleurs pas non plus à l'abri de certaines formes de triche (trouvez le moyen de faire consulter votre site par des membres du panel et votre audience augmentera). Il se trouve toutefois que c’est cet outil qu’emploient aujourd’hui les grands groupes médias et les agences publicitaires. Ils peuvent ainsi consulter l’audience d’un site donné, la comparer à ses concurrents, et savoir quelles sont les CSP représentées dans son lectorat. Ils savent qu'il n'est pas parfait, mais le considèrent comme suffisamment fiable pour une exploitation au quotidien, notamment parce que des actions visant à limiter les abus sont régulièrement entreprises.

Problème : l’accès à ces informations coûte cher (genre vraiment cher) et il n’est pas autorisé de publier les chiffres liés à l’ensemble d’un secteur concurrentiel.

Tout ça pour dire quoi ?

Alexa n’est pas inutile. On peut par exemple s’en servir pour mesurer l’évolution de la position d’un site au fil du temps et le voir comme un complément à ses outils d’analytics traditionnels. C'est aussi un bon annuaire, capable de donner une approximation de la puissance d'un site. Je ne vois pas en revanche comment on peut sérieusement envisager d’élaborer un classement sur une base aussi contestable. Je ne connais pas les pratiques des éditeurs français en matière d’optimisation Alexa mais le simple fait qu’il soit possible de tricher rend l’effort caduc. Plus personne n’ose d’ailleurs plus construire un palmarès d’audience sur la base d’Alexa… à part l’Agence française du Jeu Vidéo.

Je rejoins son responsable, Emmanuel Forsans, sur le fait qu’un classement des médias spécialisés a un intérêt pour le secteur. Vu l’appétit des internautes pour les classements en tout genre, et la Gueguerre qui fait rage entre certains sites, je conçois également que ça permette au site afjv.fr de faire plus d’audience que la simple publication de communiqués de presse. Par contre, au vu du caractère éminemment douteux de la mesure, je me dis que pas de classement vaut mieux qu’un truc faux, voire véreux... surtout lorsqu'il est diffusé par une « agence » qui dit oeuvrer au développement du secteur.

La méthode fera cela dit des heureux : un Gameblog, crédité de moins de 400.000 visiteurs uniques par mois sur Nielsen, a par exemple tout intérêt à adhérer au classement AFJV... Pour la déconne, on pourra comparer les audiences Nielsen évoquées dans ce tweet pour février 2014 au classement AFJV du même mois.

Fort heureusement pour mes affaires (je travaille depuis quelques mois sur JeuxVideo.fr en plus de Clubic), c'est Nielsen et non Alexa qui fait consensus dans le secteur, mais ça me chagrinera tout de même toujours de voir des types se goberger sur la base d'un classement fallacieux. Sans doute ne suis-je pas assez ménestrel dans l'âme !

- page 1 de 33

Haut de page